Question of Charisma [Mayra]

Léandre vérifiait pour la énième fois son reflet afin de se persuader que tout allait bien. C’était tout à fait le cas et il avait eu le temps de le constater, depuis le temps… Il avait en effet passé la quasi-totalité de sa nuit devant le haut miroir à pied qu’il avait emprunté à un de ses voisins. Il avait réajusté sa cravate une douzaine de fois et questionné Livia sur la bonne chemise au moins à vingt reprises. En réalité, il était mort de trouille et ça n’était un secret pour personne dans le manoir. Bien qu’il ne se soit pas trop étendu sur le sujet, le bruit avait rapidement circulé. Il n’y avait décidément pas d’intimité dans cette communauté, ou presque. Enfin, pas de quoi en faire un drame. C’était une sorte d’événement. Léandre, le solitaire, le rêveur, le nostalgique, avait décidé de se bouger les fesses et de trouver un travail. La plupart de son clan s’était déjà fondu dans la masse sans peine et se réjouissait de voir que Léandre suivait ce chemin. Lui-même en était fier. Il allait enfin sortir de cet environnement étouffant qu’il ne quittait que pour chasser. Il allait enfin… s’ouvrir. Le mot valait le coup d’être prononcé.

Et pour la première fois de sa vie, Léandre avait le trac. Une peur indicible qui lui rongeait le ventre et faisait accélérer son pouls. Il était lui-même conscient que c’était n’importe quoi. Lorsqu’il était humain, il avait mené à bien une entreprise, prononcé de longs discours devant une foule ennuyeuse en salle de conférence. On lui avait dit qu’il avait un charisme remarquable. Qu’il savait réveiller les premiers rangs. C’était, semblait-il, un talent inné.

Mais à cette époque… Il y avait encore Anne à ses côtés. Il savait qu’elle était là pour lui, le soutenir, et il en tirait une force remarquable. Maintenant qu’il était invincible, il ne s’était jamais senti aussi faible. Il était seul, malgré la multitude de camarades dans les chambres environnantes. Et il était mort de trouille à l’idée de donner un cours devant quelques lycéens. Il rit alors de sa stupidité, tandis que le jour se levait. Il avait préparé son cours avec application. Il connaissait le sujet sur le bout des doigts. Il maîtrisait la littérature mieux que n’importe quel doyen d’université. Il avait un siècle d’études d’avance sur eux.

Léandre, arrête tes âneries, tu vas t’en sortir comme un chef.

Il eut tout de même du mal à s’en convaincre. Mais il y parvint presque et sur le coup de 7h, il décida de prendre la route. L’établissement était à une demi-heure de Babylon en bus. Certes, il aurait pu utiliser ses sens de vampire et l’atteindre en moins de sept minutes. Mais Léandre était conventionnel, et attaché à ses habitudes humaines. Il préférait faire comme s’il était normal. Alors il prit le bus de 7h04 en direction du lycée. Il devait sûrement être le seul professeur à prendre un transport en commun, étant donné le nombre d’adolescents qu’il contenait. Il s’assit dans un coin et relut une quinzaine de fois les lignes qu’il avait écrite, et qu’il connaissait par cœur, jusqu’à ce que son moyen de transport freine brutalement devant l’établissement.

On y est mon vieux, on ne recule plus maintenant…

Il ajusta sa cravate, apparemment un tic nerveux qu'il venait d'attraper, et enfila un chapeau de feutre. Prévention inutile au cas où un rayon de soleil traînerait dans les parages. vu la masse nuageuse, il faisait du zèle. Mais en même temps, s'il se mettait à étinceler dès son premier jour, ça aurait sans doute fait un peu tâche.

Tandis que la foule d'élèves se précipita dans le hall, il prit son temps pour monter jusqu'en salle des professeurs. Il se jura alors de prendre le bus un quart d'heure plus tôt la prochaine fois. S'il n'était pas en retard, il y avait déjà tellement de monde autour de la machine à café que ça en était pesant. Et à peine eut-il ouvert la porte qu'il sentit tous les regards se tourner vers lui. Il n'était plus habitué à ce genre de comportement. Encore moins à voir quelques bouches bées. Il se rappela alors qu'il était d'une beauté stupéfiante par rapport aux humains, ce qui déclenchait une réaction pareille chez les femmes. Comprenant enfin les regards tantôt envieux, tantôt jaloux, tantôt séduits, il se décontracta et lâcha un sourire qui faisait tout son charme.

- Bonjour. Je suis Léandre Altar, le nouveau professeur de littérature.

La plupart des hommes se détournèrent de lui, comme si cette phrase leur paraissait inutile. Bien sûr qu'ils devaient être au courant, mais pour Léandre, s'était tout de même la moindre des politesses. Enfin soit, il ne s'attarda pas sur leur réaction et remarqua tout de même les regards en coin des femmes qui faisaient semblant de se désintéresser de lui. L'une d'elle vint même lui adresser la parole. Elle s'appelait Carole Taylor, professeur de biochimie, et lui posa une tonne de questions, un trop à on goût. Mais poli comme il était, Léandre y répondit avec le plus de sincérité possible. Sauf quand elle mentionna le côté affectif. La sonnerie le sauva à ce moment précis et il remercia le ciel silencieusement. Il s'éclipsa gentiment et fila dans sa salle de cours, où les élèves n'avaient pas encore afflué visiblement. Il prit une minute de calme pour se détendre avant d'entendre, de loin, les premiers pas bruyants et les rires adolescents se rapprocher. Il souffla une dernière fois et afficha un sourire bienveillant aux premières têtes qui se présentèrent. Ce fut une jeune fille, petite, rousse au possible, et il pila net au moment où elle l'aperçut. Ses yeux la trahirent. Mais le reste de la classe la fit avancer contre son gré et les réactions similaires se poursuivirent, mais Léandre n'y prêta pas attention.

Une fois tout le monde installé, ce qui prit finalement un bon cinq minutes, Léandre fut étonné du silence qui régnait dans la pièce. Toutes les têtes étaient tournées vers lui, et les yeux rivés sur sa silhouette. Il aurait pu se sentir intimidé, mais reprit vite le dessus. Il s'attendait à un chahut pas possible, mais fut soulagé de ne pas avoir à crier pour se faire entendre. Il prit alors une craie et écrivit en grand son nom au tableau.

- Bonjour à tous, je suis M. Altar, votre nouveau professeur de littérature. Je remplace M. Templar jusque la fin d'année.

Quelques murmures, mais pas plus. Léandre fit passer son bout de craie entre ses doigts, attendant que le silence se rétablisse avant de voir un doigt se pointer vers le ciel. Il donna la parole à la jeune fille qui la demandait, une grande brune bien apprêtée et à l'air assez franc.

- Dites, vous êtes bien sûr que vous êtes un prof? Parce que vous voyez, vous avez plutôt l'air d'un... mannequin, ou d'un truc dans ce genre là.

Quelques filles se mirent à pouffer, des garçons éclatèrent franchement de rire, et Léandre lui même laissa s'échapper un léger rire mélodieux.

- Je pense qu'il te faudrait, mademoiselle...
- Alice.
- Alice, lire Notre-Dame de Paris, excellent roman de Victor Hugo, auteur français du XIXe siècle pour qu'ensuite nous reparlions des apparences. C'est entendu.

Alice ne sembla pas remettre en doute les connaissances de son nouveau professeur et se radossa à sa chaise avec un air semi-gêné. Voyant que personne d'autre n'avait de remarque à soumettre, Léandre enchaîna sur ce qu'il avait prévu.

- Bien, j'ai appris que M. Templar se focalisait essentiellement sur les écrivains américains. Pour ma part, je compte étendre un peu vos connaissances jusqu'à l'Europe d'ici la fin de l'année.

Quelques soupirs retentirent dans la salle. Léandre sentit qu'il n'était pas parti pour captiver son auditoire s'il entamait ce qu'il avait prévu, c'est à dire une description précise des séquences à venir et surtout, une assez longue liste de livres qu'ils devraient étudier. Il se rappela alors que la jeunesse n'était plus aussi fana de bouquins qu'à l'époque où il était lui aussi tout jeune et se maudit intérieurement de ne pas y avoir pensé. Alors, il changea de plan immédiatement ,retrouvant son aisance naturelle.

- Ok, on va commencer avec ce que vous connaissez. Peut-être que vous avez des auteurs en particulier que vous voulez qu'on aborde, des envies précises?

Après quelques lourdes minutes de silence où la pauvre craie avait fait trop de parcours entre ses doigts, Léandre désigna une jeune fille qui semblait s'ennuyer dans le fond de la classe, tout en le fixant presque discrètement du coin de l'oeil.

- Toi, jeune fille. Je suis sûr que tu as quelque chose à dire. Après t'être présentée pour me faciliter la tâche, merci.

Il la gratifia d'un sourire encourageant et s'appuya contre le bureau en attendant une réponse, tandis que tous les regards étaient rivés sur elle.

Léandre était sans doute d'un naturel un peu naïf. Pour le coup, il se prit une claque en pleine figure avec la réponse de la jeune fille. Décidément, il n'aurait jamais été de même à l'époque où lui même suivait des cours dans les prestigieuses académies que son père lui payait. Même si on ne savait pas répondre, il fallait avoir un mot juste. Un trait d'esprit. Quelque chose qui montrait qu'on s'intéressait à la matière. Mais cette demoiselle, cette Mayra, ne semblait pas trouver particulièrement passionnant la figure littéraire européenne du 20e siècle. Qu'elle avait tort... C'était tout bonnement passionnant. Bon sang, mais à part les comics, que pouvaient bien lire les jeunes aujourd'hui? Léandre se promit intérieurement d'aller faire un petit tour en ville un peu plus souvent. Il restait trop cloitré au manoir.

Après sa tirade où elle n'avait rien appris d'instructif au reste de la classe, Mayra croisa enfin le regard du vampire. Elle resta visiblement scotchée. Cette réaction n'était pas rare, Léandre savait que ses iris de végétarien avaient un don particulier pour attirer l'attention des humaines. Son regard vert ambré par son régime alimentaire avait une profondeur exquise que lui seul semblait ne pas remarquer. Il la fixa quelques secondes - il en décompta une trentaine - essayant de sonder l'esprit de la jeune adolescente. Que pensait-elle? Qu'il était inhumain, un ange tombé du ciel? Il ne se vantait pas, se contentait de repenser à des compliments qu'il avait déjà entendu. Grotesque. Il n'avait rien d'un ange. Il était une créature monstrueuse et tueuse, même si désormais, il se contenait de pumas et de chevreuils. Par le passé, il avait déjà tué des hommes. A cette pensée, il faillit frémir mais se contint, et reprit le dessus.

- Merci Mayra pour ton incroyable intervention. Je suis sûr que tes camarades en ont retenu quelque chose extrêmement instructif.

La classe éclata de rire. Le but n'était pas de l'humilier, mais plutôt de la faire réagir. Il ne voulait pas non plus se la mettre à dos pour un premier cours, mais il trouvait que sa réaction était assez peu correcte vis-à-vis de lui. Elle aurait au moins pu faire un effort. Il soupira légèrement et se détourna d'elle, sentant toujours son regard posé sur lui.

- Quelqu'un d'autre saurait me trouver une réponse pertinente?

Une main fusa en l'air, sortie d'on ne savait où, et déclencha un sourire soudain chez le jeune professeur. Il interrogea l'élève en question, un petit brun du premier rang qui semblait avoir lourdement réfléchi à la question.

- Martin m'sieur. Je sais que le premier roman anglais considéré comme tel, c'est Robinson Crusoë de Daniel Defoe.

Il n'y eut pas plus de dialogue, mais Léandre fut particulièrement satisfait de voir que quelqu'un au moins suivait. Il enchaîna sur les robinsonades diverses qu'avait suscité cette œuvre majeure, mentionnant la toute récente de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du pacifiques. Pourtant, le sujet ne semblait pas passionner grand monde et Léandre soupira une nouvelle fois, rejouant avec sa craie avant d'enchaîner sur un plan de secours.

- Bon, je ne sais pas si la matinée vous rend aussi peu vivant ou si je suis très ennuyeux, mais cette ambiance ne me convient pas. J'ai besoin de connaître vos savoirs alors sortez une feuille et consignez tout ce que vous connaissez sur la littérature européenne. Ca n'est pas noté, mais le premier qui me rend une feuille blanche ou bâclée sera dans l'obligation de me faire un exposé pour demain.

Les élèves râlèrent, soupirèrent mais obéirent. Léandre se promit de réfléchir à une façon plus ludique d'entraîner ses élèves la prochaine fois. Il avait d'ailleurs une idée qui commençait à germer dans son crâne. Elle se développa tranquillement tandis que les élèves notaient scrupuleusement leurs connaissances. Léandre passa parmi les rangs silencieux et scruta quelques feuilles. Il s'attarda sur celle de Mayra et fut surpris d'y lire un trésor de savoir. Elle semblait en connaître plus qu'elle ne voulait bien l'avouer. Léandre fit une petite moue avant de rejoindre l'estrade, puis la cloche retentit et les élèves se précipitèrent dehors, déposant leurs écrits sur le bureau avant de filer. Une fois que Mayra passa devant lui, Léandre lui ordonna de rester. Il prit un air neutre, posé, lui souriant légèrement en attendant que les autres soient partis. Il décelait un potentiel certain chez la jeune fille. Il avait comme un sixième sens pour ça.

- Ecoute Mayra, je ne t'ai pas dans le collimateur et je ne vais pas t'infliger une punition, mais j'aimerais savoir... Pourquoi fais-tu comme si tu ne savais rien alors que tu as écrit presque une copie complète de choses totalement pertinentes?

Il refusait qu'un talent soit gâché. Il lui sourit plus alrgement cette fois, et planta ses prunelles dans les siennes.